Le cinéma, un miroir de l’histoire humaine
Pour Godard, le cinéma n’est pas seulement un art ou une industrie : c’est un outil unique capable de raconter l’histoire de l’humanité dans sa propre langue, celle des images. Contrairement à la littérature, qui s’appuie sur les mots, ou à la peinture, qui s’exprime par des formes fixes, le cinéma, par son mouvement et sa capacité à capturer le réel, offre une narration visuelle autonome. Il évoque une intuition forte : le cinéma, en tant que produit occidental, pourrait être le seul médium à même de condenser et de projeter l’histoire humaine, comme une « preuve vivante » de son existence. Cette idée, qu’il compare à un fil d’Ariane, guide ses réflexions sur la mémoire collective et la manière dont les images cinématographiques, unlike les mots, échappent à l’incrédulité :
« Moi, je n’en crois pas un mot, mais une image, je la vois. »
Godard interroge également la notion d’« actualité », un concept qu’il distingue de la simple « nouvelle » (news) anglo-saxonne. Dès les débuts du cinéma, avec les opérateurs Lumière filmant des scènes quotidiennes comme la sortie d’une messe ou Méliès reconstituant des événements marquants comme l’éruption de la Soufrière, le cinéma oscille entre document et fiction. Cette dualité, selon lui, est inscrite dans l’essence même du médium, où la « perversion est dans le fruit » dès l’origine. Il souligne que l’actualité, telle que portée par les médias modernes comme la télévision, tend à effacer la profondeur historique au profit d’une immédiateté éphémère, reléguant les films à une forme de « tombe » dès leur diffusion.
Une histoire non chronologique
Godard rejette l’idée d’une histoire du cinéma linéaire ou strictement chronologique, qu’il compare à un « horaire de chemin de fer ». Pour lui, suivre un ordre temporel rigide reviendrait à mentir sur la réalité du cinéma, dont l’histoire est plus proche d’un roman personnel, mêlant souvenirs, émotions et images. Il évoque des moments précis, comme l’image de John Wayne portant une femme dans La Prisonnière du désert de John Ford, qui transcende le simple récit pour devenir un point de repère universel. Ces images, selon Godard, parlent d’elles-mêmes, sans besoin de légende, et relient le personnel à l’universel.
Il propose une approche presque archéologique, où le cinéma est un terrain de fouilles révélant des strates de sens. Par exemple, il relie l’hystérie filmée par D.W. Griffith, notamment dans les performances de Lillian Gish, aux expériences de Charcot sur l’hystérie, soulignant comment le cinéma a capturé des états émotionnels extrêmes dès ses débuts. Ces moments, dit-il, ne sont pas anodins : ils racontent une histoire plus vaste, celle des émotions humaines et de leur représentation.
Cinéma versus télévision : une opposition fondamentale
Un des thèmes récurrents de l’entretien est la distinction entre cinéma et télévision. Pour Godard, la télévision, dominée par une culture américaine qu’il juge dépourvue d’histoire propre, est incapable de porter une réflexion historique profonde. Elle se limite à une logique de spectacle et d’immédiateté, là où le cinéma, par son cadre, son rythme et sa capacité à « voir », offre une expérience plus méditative. Il critique la perte du cadre originel dans les projections modernes, où les films sont souvent mal cadrés ou adaptés à des formats inadéquats, contrairement à l’expérience d’une exposition de peinture où le cadre reste intact.
Une quête philosophique
Godard ne se contente pas de parler du cinéma comme d’un art : il l’aborde comme une discipline philosophique et scientifique, un « microscope ou un télescope » qui révèle des vérités sur l’humanité. Il regrette que le cinéma ait privilégié son aspect spectaculaire ( incarné par Méliès) au détriment de son potentiel documentaire et réflexif ( représenté par Lumière). Pourtant, il voit dans cette tension une richesse : le cinéma, par sa capacité à montrer le monde, peut prouver l’existence d’une histoire humaine indépendante des individus, une « solitude de l’histoire » qui se déroule à travers les images.
Conclusion
Ces entretiens avec Noël Simsolo dévoilent un Jean-Luc Godard en quête d’une vérité cinématographique, où le cinéma devient un langage universel pour interroger l’histoire, la mémoire et la condition humaine. Loin de se limiter à une analyse technique ou historique, Godard propose une vision poétique et philosophique, où chaque image est un fragment d’un récit plus vaste. Comme il le dit lui-même, le cinéma est peut-être « la seule légende qu’on peut voir avec ses yeux », une légende qui continue de fasciner et de questionner.